En 1967, Israël s’est emparé de Jérusalem-Est en quelques heures.
BY ABRAHAM RABINOVICH
Durant 19 ans, de 1948 à 1967, Jérusalem s’est trouvée scindée en deux zones qui se sont ignorées, malgré les quelques mètres qui les séparaient. Si la guerre des Six Jours a bouleversé la situation, menant à l’unification de la Ville sainte par l’armée israélienne, cette unité ne s’est pourtant pas réellement concrétisée sur le terrain.
Bruits de bottes dans la capitale
Mai 1967. La Jérusalem israélienne, capitale du nouvel Etat juif, se relève à peine de la guerre d’Indépendance, qu’elle voit poindre un nouveau conflit. La partie orientale de la ville, sous contrôle jordanien, est traitée par Amman comme une « pièce rapportée ». Le Royaume hachémite ne lui accorde que peu d’importance, préférant développer la Cisjordanie.
Mi-mai, alors que l’Egypte procède à d’importants mouvements de troupes dans le Sinaï, les bruits de bottes se font entendre jusqu’à Jérusalem. Les deux parties de la ville réagissent de façon complètement différente. Dans la Jérusalem juive, les habitants se préparent à la guerre, tandis que des unités de défense civile s’assurent du bon fonctionnement des mesures de sécurité et de l’efficacité des abris. Des collectes de sang préventives sont organisées rassemblant de très nombreux volontaires. A seulement quelques mètres, dans la partie orientale de la cité, l’ambiance est tout autre. Il y règne une quasi-euphorie. Galvanisés par les commentaires de la radio égyptienne et les promesses de victoire, les habitants s’attendent à un triomphe rapide des armées arabes, et la population civile ne prend aucune mesure de précaution.
L’exaltation atteint son comble le 2 juin, avec l’arrivée dans la Ville sainte d’Ahmed Shukery, responsable de l’Organisation de libération de la Palestine. La foule l’acclame et le porte jusqu’à la mosquée al-Aqsa pour la prière de la mi-journée. Dans un discours enflammé, celui-ci prédit la destruction prochaine d’Israël et la disparition de sa population juive. « Rendez-vous au bar du Hilton à Tel-Aviv », se lancent alors les Arabes de la ville, sûrs d’une prochaine victoire contre Israël. Dans les mosquées et via des haut-parleurs, les imams appellent leurs fidèles à « tuer et massacrer » les juifs.
Fin mai, la tension dans le Sinaï monte d’un cran lorsque l’Egypte procède au blocus du détroit de Tiran, un casus belli pour les Israéliens. A ce moment, les dirigeants de l’Etat hébreu concluent que la guerre est inévitable. Ils lancent une frappe préventive contre les Egyptiens, le lundi 5 juin.
L’Etat juif, en revanche, veut éviter un affrontement avec les Jordaniens, pour ne pas affaiblir sa puissance de frappe sur le front égyptien. Il est convenu que si les Jordaniens ouvrent le feu, les Israéliens riposteront, mais dans des proportions mesurées, afin d’éviter une escalade. L’état-major ne prépare donc aucune stratégie sur le front jordanien.
Les Jordaniens entrent en guerre
A 8 h 30 le 5 juin, après l’attaque préventive aérienne menée par Israël contre l’Egypte, le chef d’état-major de l’Organisation des Nations unies pour la surveillance de la trêve au Proche-Orient (UNTSO), le général Odd Bull, est convoqué au ministère des Affaires étrangères israélien pour transmettre un message au roi Hussein de Jordanie, l’appelant à rester neutre.
A 10 heures, en dépit de cet avertissement, les premiers coups de feu retentissent côté jordanien, dirigés vers la partie juive de Jérusalem. Dans le même temps, les soldats du roi Hussein utilisent leur artillerie de longue portée contre la base aérienne israélienne de Ramat David au nord, les environs de Tel-Aviv et l’aéroport international de Lod.
La semaine précédente, le roi Hussein s’était rendu à contrecœur au Caire afin de signer un traité de défense mutuelle avec l’Egypte. Il avait alors accepté de placer son armée, considérée comme la plus performante des Etats arabes, sous le commandement égyptien. Hussein et ses généraux espéraient que l’usage de l’artillerie serait suffisant pour sauver l’honneur du pays, sans être obligés de s’engager dans un conflit à long terme sur le terrain. Les généraux jordaniens avaient toutefois demandé au roi de patienter douze heures après le déclenchement des hostilités sur le front égyptien, avant de se lancer dans la guerre. Mais Le Caire était avant tout préoccupé par ses propres intérêts, et peu décidé à faire cas des appels à la patience des Jordaniens.
Le chef d’état-major égyptien, le général Abdel Hakim Amer, donne ainsi très vite l’ordre aux Jordaniens d’attaquer et de faire avancer une unité de blindés de Jéricho vers Hébron. De là, cette unité serait bien positionnée pour intervenir en soutien aux forces égyptiennes, quand celles-ci s’approcheraient de Beersheva, le quartier général du commandement sud israélien.
La route de Jéricho à Hébron passait alors à un kilomètre à l’est du quartier de Talpiot dans la Jérusalem israélienne. Le 5 juin, les forces jordaniennes s’emparent de l’Hôtel du gouvernement – le quartier général de l’UNTSO – et pénètrent en territoire israélien. Une unité de soldats israéliens a été positionnée pour contre-attaquer, mais l’opération militaire a été annulée au dernier moment, les généraux israéliens craignant une escalade. Ils optent alors pour des représailles mesurées. Mais quelques heures plus tard, alors que Tsahal remporte des succès conséquents contre l’Egypte, à la fois sur terre et dans les airs, les Israéliens reprennent confiance et laissent libre cours à leurs ripostes.
Un cabinet divisé
Encouragé par les performances de Tsahal, le ministre de droite sans portefeuille Menahem Begin évoque pour la première fois, lors d’une réunion du gouvernement israélien, l’éventualité de franchir la frontière et de « libérer » la Vieille Ville. L’homme politique de gauche Yigal Allon estime pour sa part qu’Israël doit soit annexer la Vieille Ville, soit assurer, au moins, l’accès au Mur occidental.
Ironiquement, ce sont les ministres du Parti national religieux qui se montrent les plus farouchement opposés à cette manœuvre. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Moshé Haïm Shapira, pense que le monde n’acceptera jamais une autorité juive sur les lieux saints chrétiens, et propose d’internationaliser la ville. « Nous ne rendrons pas la ville à la Jordanie, mais nous accepterons de la rendre à la communauté internationale », déclare alors Shapira, qui dirige également le PNR.
Même le ministre de la Défense Moshé Dayan, pourtant considéré comme le plus audacieux et belliqueux au sein du gouvernement, se montre ambigu concernant une intervention dans la Jérusalem orientale. S’il est prudent, c’est qu’il craint une pression internationale qui obligerait Israël à se retirer de tous les territoires conquis, comme ce fut le cas après la campagne du Sinaï en 1956. C’est en tout cas ce qu’a expliqué son conseiller, Haïm Yisraeli, lors d’une rencontre avec l’ancien Premier ministre David Ben Gourion. « Moshé ne veut pas être contraint de rendre le Mur occidental », a rapporté Yisraeli.
Lors de la réunion ministérielle au premier jour de la guerre, le Premier ministre Levi Eshkol s’emploie à trouver une formule consensuelle, pour aplanir les divergences entre les ministres favorables à une attaque armée en Jordanie et ceux qui y sont opposés. « Nous allons pénétrer dans le secteur jordanien, tout en sachant que nous serons obligés de nous retirer de la Jérusalem orientale et de la Cisjordanie », conclut-il.
En fin d’après-midi, une unité de parachutistes est dépêchée à Jérusalem pour apaiser les tensions autour de l’enclave israélienne du mont Scopus, site du campus de l’Université hébraïque et de l’hôpital Hadassah, situé à un kilomètre des lignes jordaniennes. Aux premières heures du mardi 6 juin, les soldats israéliens prennent le contrôle de Guivat HaTahmoshet (colline des Munitions) et de Sheikh Jarrah. Au terme d’un combat acharné, ils arrivent jusqu’aux murs de la Vieille Ville. A ce stade, la jonction avec le mont Scopus est effective.
Reste à décider du sort de la Vieille Ville, la dernière zone qui échappe encore au contrôle des Israéliens dans la Jérusalem orientale. S’emparer des lieux saints est désormais réaliste. Faut-il saisir l’opportunité ? Les dirigeants israéliens sont dubitatifs et partagés face à l’importance de l’enjeu et sa signification. Jusqu’à ce jour, un tel objectif était considéré comme hors de portée, et l’état-major n’avait jamais conçu de plan militaire pour cette conquête.
A la Knesset, l’effervescence est alors à son comble. On ne parle que des manœuvres militaires dans la Jérusalem jordanienne. Les rumeurs vont bon train entre députés, officiels et journalistes… L’armée peut-elle, doit-elle prendre la Vieille Ville ? Lors d’une réunion du cabinet, un ministre religieux estime qu’il serait plus judicieux que le retour à Sion reste un vœu, un souhait pour lequel le peuple juif doit continuer de prier, comme il le fait depuis plus de 2 000 ans.
Finalement, le gouvernement se range à la formule d’Abba Eban, alors ministre des Affaires étrangères : « Nous allons prendre la Vieille Ville de Jérusalem pour éviter les risques d’un bombardement ». Une formulation qui laisse implicitement la possibilité à Israël de se retirer par la suite. Cependant, la plupart des ministres savent qu’une fois le drapeau à l’étoile de David hissé dans cette zone, il sera impossible de le retirer.
Le mardi soir, à l’intérieur des murailles de la Vieille Ville, quelque 500 soldats jordaniens sont en alerte. Nombre d’entre eux viennent d’arriver après s’être repliés des positions conquises par Tsahal. Leur commandant, Ata Ali, est découragé. Il a perdu le contact radio avec Amman, et tous ses officiers, à l’exception de deux, ont déserté. A 3 heures du matin, il informe le gouverneur de Jérusalem Anwar al-Khatib, qu’il va faire évacuer ses hommes. « Un assaut va être lancé à l’aube, et mes soldats ne sont pas capables de résister. Quant à se battre, cela signifierait la destruction de la Vieille Ville », dit-il.
La plupart des soldats du Royaume hachémite se retirent donc avant l’aube par la porte des Maghrébins (anciennement porte des Immondices), pour se diriger vers Jéricho et le pont sur le Jourdain.
Un épilogue inespéré
De son côté, Menahem Begin, qui n’arrive pas à trouver le sommeil, écoute la BBC à 4 heures du matin et entend que le Conseil de sécurité compte déclarer un cessez-le-feu ce même jour. Il appelle aussitôt le général Dayan et l’état-major. « Nous ne pouvons pas attendre davantage », leur dit-il. Dayan accepte.
Un officier de Tsahal qui était sur la ligne de front à Jérusalem a par la suite indiqué que si les 500 soldats jordaniens et la population civile avaient résisté à l’entrée des Israéliens, la bataille aurait été longue et sanglante. Il ajoutait qu’un cessez-le-feu aurait certainement été déclaré par l’ONU avant la fin de la prise de la ville, créant une situation diplomatique très compliquée.
Si deux parachutistes ont été tués lors d’escarmouches avec les quelques soldats jordaniens restés sur place, la Vieille Ville a été vite conquise. En 48 heures exactement, l’Etat hébreu qui au départ ne voulait pas de cette guerre et ne l’avait pas préparée, a réussi à s’emparer des Lieux saints de Jérusalem dont le Mur occidental : un gain dont il n’osait même pas rêver. C’est également une conquête très cher payée, qui se traduit depuis 50 ans par une situation inextricable, les revendications persistant de part et d’autre.
Trois semaines après la fin de la bataille, Israël a annexé 7 285 hectares du territoire jordanien, dont 28 villages palestiniens situés à la périphérie de Jérusalem. 607 hectares correspondaient à la partie orientale de Jérusalem. Le territoire de Jérusalem a triplé, et la Ville Sainte est devenue mixte.
Les limites de la partie qui allait être dénommée Jérusalem-Est ont été définies par un comité interministériel dirigé par le général Rehavam Zeevi. Le plan prévoyait qu’un nombre limité d’Arabes puissent résider à l’intérieur des nouvelles frontières de la ville, et qu’une large zone tampon entoure la cité pour la protéger des tirs de canons ennemis.
Une semaine après la guerre, le cabinet israélien a transmis dans le plus grand secret une offre proposant de rendre à l’Egypte et à la Syrie les territoires conquis en échange de traités de paix et de la démilitarisation du Sinaï et du Golan. En revanche, la question de l’avenir de la Cisjordanie n’était pas incluse dans l’offre, car les dirigeants étaient partagés sur le choix des interlocuteurs. Certains voulaient sceller un accord avec l’entité palestinienne, alors que d’autres voulaient négocier seulement avec les Jordaniens. Cependant, aucun des responsables juifs n’envisageait de quitter Jérusalem-Est. La proposition a été transmise par les Etats-Unis aux Arabes qui l’ont rejetée : ils exigeaient le retrait inconditionnel d’Israël, et refusaient de reconnaître l’Etat juif et de négocier avec lui.
Six mois après la guerre, les constructions israéliennes ont commencé à Ramat Eshkol, avec le premier projet d’habitations édifiées au-delà des anciennes frontières, dans Jérusalem-Est. L’objectif était de relier Jérusalem-Ouest au mont Scopus, où le centre hospitalier Hadassah et l’Université hébraïque devaient reprendre leurs activités. Par la suite, les constructions se sont accélérées dans les zones où les juifs vivaient avant 1948, comme le quartier juif de la Vieille Ville et Neveh Yaacov. L’objectif était de renforcer la présence juive dans la Jérusalem orientale.
Daniel Seidmann, un avocat responsable de l’ONG « Terrestrial Jerusalem », qui milite pour un partage politique à Jérusalem, souligne que 35 % des terres privées dans Jérusalem-Est ont été expropriées depuis 1967, et que 200 000 Israéliens y habitent désormais.
Quelles solutions ?
Selon l’avocat, les efforts menés par les Israéliens pour renforcer la présence juive à Jérusalem-Est n’ont que partiellement réussi. Les statistiques, d’après lui, sont là pour le prouver : après la guerre des Six Jours, 69 000 Palestiniens résidaient dans la partie orientale, soit 26 % de la totalité de la population de la ville unifiée. En 2016, on comptait 308 000 Palestiniens dans cette zone, soit 37 % de la population. Et Daniel Seidmann de prédire qu’ils seront majoritaires d’ici 15 à 20 ans.
Ce dernier accuse ainsi le maire de Jérusalem Nir Barkat de « vivre dans un monde imaginaire » lorsqu’il décrit sa ville comme n’étant pas divisée. « Force est de constater que sur le terrain, Jérusalem est devenue une ville binationale, et je suis persuadé que cette situation va perdurer et même s’aggraver », affirme l’avocat.
Il y a six ans, une enquête menée par l’institut de sondage américain Pechter en partenariat avec le Council of foreign relations, un think tank américain, a interrogé les Palestiniens sur leur préférence entre nationalité palestinienne ou israélienne. 35 % des Arabes de Jérusalem-Est ont déclaré qu’ils opteraient pour la citoyenneté l’israélienne, garante de meilleures perspectives économiques et d’une certaine stabilité. 30 % ont indiqué qu’ils opteraient pour la nationalité palestinienne. Cependant, Daniel Seidmann avance que certaines données contredisent ces résultats.
« Moins de 1 % des Palestiniens inscrits sur les listes électorales ont voté lors des derniers scrutins municipaux. Ils n’acceptent pas l’autorité d’Israël. Depuis 1967, seulement 12 000 Arabes de Jérusalem-Est ont demandé la nationalité israélienne et 5 000 l’ont obtenue », rappelle l’avocat.
Se pourrait-il que Jérusalem-Est soit une nouvelle fois divisée ? « Sans aucun doute, oui », répond-il. « La frontière existe déjà, c’est celle au-delà de laquelle les Palestiniens ne vont pas et vice versa pour les Israéliens ». Selon lui, Les zones où il y a mixité devront faire l’objet, à terme, d’un arrangement spécial. Mais, prévient-il, un accord sur Jérusalem dépendra de la mise en place d’une solution globale de paix prévoyant deux Etats et l’évacuation des 160 000 résidents juifs de Cisjordanie. Et de préciser que ce nouveau partage de Jérusalem impliquerait la présentation du passeport aux points de passage. « Certes cela ne donnera pas une belle image de la ville, mais ce sera nécessaire », assure Seidmann.
Yoaz Hendel, ancien directeur de la communication et des affaires publiques de Benjamin Netanyahou, exprime une vision totalement différente. Selon lui, il est impossible concrètement de partager Jérusalem, mais il est concevable et nécessaire de réduire la superficie de sa partie orientale, soit la zone comprise entre la barrière de sécurité qui suit les contours de Jérusalem-Est et les frontières municipales actuelles.
« Nous nous mentons à nous-mêmes quand nous parlons d’une Jérusalem unifiée », fait-il remarquer. « Il y a cinq enclaves arabes entre la barrière de sécurité et les limites municipales. Nous devons arrêter de nous raconter des histoires en disant qu’elles font partie d’une même ville. Ce sont des zones de non-droit, un terreau pour le terrorisme et la criminalité. La municipalité ne s’y intéresse pas, le maire n’y va jamais », poursuit-il.
Hendel rappelle que 100 000 Palestiniens vivent dans ces zones, soit environ un tiers de la population palestinienne de Jérusalem-Est. Il propose de retirer à ces derniers leur statut de résident permanent de Jérusalem, ainsi que tous les avantages qui y sont liés. « Ce sera une solution au problème démographique », estime-t-il. Concernant les 200 000 Palestiniens restants, il plaide pour une amélioration des services publics fournis par Israël et pour une plus grande implication de l’Etat vis-à-vis de cette population.
Selon lui, le sondage de Pechter ne laisse pas de place au doute et signifie que les Palestiniens préfèrent la nationalité israélienne. « Nous devons bâtir de nouvelles écoles dont l’enseignement suivra un programme scolaire mixte et non pas du seul ressort de l’Autorité palestinienne. L’électricité sera fournie par Israël et les Palestiniens pourront régler à Jérusalem leurs différends juridiques au lieu d’aller à Ramallah. Des postes de police seront implantés dans les quartiers palestiniens. Nous devrons accepter que ces résidents puissent vouloir devenir des citoyens israéliens. Démographiquement, c’est une pilule amère à avaler, mais il le faut. Ils auront le même statut que les Arabes israéliens », explique-t-il. « Après un demi-siècle, il est temps de prendre une décision », conclut Hendel.
Jerusalem Post Edition Française