Au contraire, Breton Pocius pense – comme une majorité de salafistes – que les musulmans devraient se retirer de la vie politique. Ces salafistes “quiétistes”, comme ils sont qualifiés, sont d’accord avec l’EI pour affirmer que la loi de Dieu est la seule valable. Ils rejettent aussi les pratiques comme les élections et la création de partis politiques. Toutefois, la haine du Coran pour la discorde et le chaos signifie pour eux qu’ils doivent se soumettre à quasiment n’importe quel dirigeant, même si certains sont manifestement pécheurs.

“Le Prophète a dit : tant que le dirigeant ne s’abandonne pas clairement au kufr [mécréance], obéissez-lui”, m’a expliqué Breton Pocius.

Et tous les “livres de principes” classiques mettent en garde contre les troubles sociaux. Vivre sans prêter serment, affirme Breton Pocius, rend effectivement ignorant ou ignare. Mais la bay’a n’implique pas de faire allégeance à un calife, et certainement pas à Abou Bakr Al-Baghdadi. Cela signifie, dans une perspective plus large, adhérer à un contrat social religieux et s’engager pour une société de musulmans, qu’elle soit dirigée ou non par un calife.

Breton Pocius ressent beaucoup d’amertume contre les Etats-Unis à cause de la façon dont il y est traité – “moins qu’un citoyen”, selon ses termes (il affirme que le gouvernement a payé des espions pour infiltrer sa mosquée et a harcelé sa mère à son travail pour savoir s’il était un terroriste). Pourtant son salafisme quiétiste est un antidote islamique au djihadisme selon la méthode d’Abou Bakr Al-Baghdadi.

Les dirigeants occidentaux devraient sans doute s’abstenir de donner leur avis sur les débats théologiques islamiques. Barack Obama lui-même a presque tenu les propos d’un mécréant lorsqu’il a affirmé [l’an dernier] que l’EI n’[était] “pas islamique”. Je soupçonne que la plupart des musulmans ont apprécié l’intention du président américain : il était à leurs côtés contre Abou Bakr Al-Baghdadi et les chauvins non musulmans qui cherchent à les impliquer dans les crimes de l’EI. La majorité des musulmans ne sont toutefois pas susceptibles de rejoindre le djihad. Ceux qui le sont auront vu leurs suspicions confirmées : les Etats-Unis mentent sur la religion pour servir leurs intérêts.

Ne pas sous-estimer l’attrait de l’organisation

Dans le cadre limité de sa théologie, l’EI bourdonne d’énergie et même de créativité. En dehors de ce cadre, il pourrait difficilement être plus austère et silencieux : sa vision de la vie est faite d’obéissance, d’ordre et de soumission au destin. Dans la conversation, Musa Cerantonio et Anjem Choudary sont capables de passer de la question des massacres et des tortures à une discussion sur les vertus du café vietnamien et des pâtisseries sirupeuses – affichant un intérêt identique pour les deux. J’ai pu apprécier leur compagnie, en tant qu’exercice intellectuel et avec mauvaise conscience, mais seulement jusqu’à un certain point.

Lorsqu’il a fait la critique de Mein Kampf, en mars 1940, George Orwell a confessé qu’il n’avait “jamais été capable de détester Hitler”. Quelque chose chez lui percevait l’image d’un outsider, même si ses objectifs étaient lâches ou détestables.

Le fascisme, poursuivait George Orwell, est “psychologiquement bien plus solide que n’importe quelle conception hédoniste de la vie. […] Le socialisme et même le capitalisme, à contrecœur, ont affirmé au peuple : ‘Je peux vous offrir du bon temps.’ De son côté, Hitler a déclaré : ‘Je vous propose la lutte, le danger et la mort’, à la suite de quoi une nation tout entière s’est jetée à ses pieds. […] Nous ne devons pas sous-estimer son attrait émotionnel.”

Dans le cas de l’EI, il ne faut pas non plus sous-estimer son attrait religieux ou intellectuel. Le fait que l’EI tienne pour un dogme la réalisation imminente d’une prophétie nous indique au moins la trempe de notre ennemi. Les outils idéologiques peuvent convaincre certains candidats à la conversion que son message est erroné. Les outils militaires peuvent limiter les horreurs que l’EIcommet. Mais sur une organisation aussi imperméable à la persuasion, il n’y a pas d’autres mesures susceptibles d’avoir un impact. Même si elle ne dure pas jusqu’à la fin des temps, la guerre risque d’être longue.