Laurence Kaplan Dreyfus, auteur de l’ouvrage « Encore vivre : à l’écoute des récits de la Shoah » * s’interroge ici sur les modalités de la transmission après la Shoah, pour les survivants et leurs descendants. La transmission, dans le judaïsme est fondamentale, mais comment transmettre, que transmettre après la Shoah? Elle présentera ses travaux à l’Institut Français de Tel Aviv** à l’occasion de la commémoration internationale de la Shoah. Le 27 janvier 1945, il y a 70 ans, Auschwitz était libéré.
La Shoah, comme événement du réel, est restée une partie ineffaçable de la vie des survivants des camps et des anciens enfants cachés, et ce jusqu’à ce jour. Alors l’histoire de l’Europe s’est rompue, elle a pénétré l’histoire des familles, elle se répercute dans l’histoire des hommes. La Shoah est ici, en tant qu’expérience spécifique de l’histoire humaine, intriquée dans la grande Histoire du monde occidental, et convoque l’intime devant le collectif.
Tout ici a été atteint, le lien, la langue, la confiance en la civilisation, la représentation de la mort. Ce basculement, renversement du monde où le crime fait loi, où le crime est loi, a fait chanceler d’autant la psyché des survivants. Ici, seule l’appartenance au collectif juif possède un sens, et ce sens est sens de mort.
La transmission dans le judaïsme, comme dans de nombreuses cultures, est fondamentale. Ceci est sans aucun doute un des préceptes fondamentaux du judaïsme, transmis de génération en génération.
Comment transmettre après la Shoah?
Bien sûr chaque survivant a vécu et transmis quelque chose de la Shoah de façon unique, et est aussi unique la manière dont les enfants sont capables d’absorber ce qui est arrivé à leurs parents. Il existe chez les survivants une entame de la psyché, de leur vie qui s’est constituée, dans et par le temps de la Shoah et qui affecte aussi la transmission. En effet les dispositifs de déshumanisation et d’effacement nazis semblent avoir fait trou dans le sujet, y laissant une béance.
Je noterai que la transmission s’est faite par deux types de populations distinctes, les survivants adultes et les survivants enfants.
Les survivants adultes étaient déjà construits psychiquement, ils avaient une histoire écrite avant la Shoah, parfois des familles et des enfants qui n’ont pas survécu.
Les enfants nés juste avant ou pendant la guerre furent marqués dès leurs plus tendres années. Une grande partie de leurs premières expériences de vie sont entrées dans leur corps directement, y compris pour les plus jeunes nés pendant la guerre, dans le ventre de leur mère, sous forme de traces, d’impressions, d’odeur, de sons anormaux et inadaptés au développement d’un bébé ou d’un enfant. Les années où ils auraient dû construire doucement leur corps et leur psychisme, pour affronter ensuite leur vie d’homme, leur ont été volées.
Les rescapés ont toujours l’épreuve de la Shoah implantée dans une partie d’eux même et ils éprouvent parfois une réelle difficulté à se mettre à distance de leurs affects traumatiques.
Que pour les enfants de survivants, la Shoah puisse être présente sous forme d’un lourd héritage des expériences parentales ou familiales, est une réalité souvent ignorée.
Ils sont pourtant dépositaires pour leur peuple d’une grande tragédie. Quand après-guerre, dans une famille marquée par la Shoah, un enfant vient au monde, ce n’est pas une banale scène de rencontre entre une famille et un nouveau-né.
Autour de ce berceau se pressent les présents, parents, grands-parents lorsqu’ils ont survécus, ainsi que les invisibles c’est à dire tous les disparus, morts en déportation ou pendant la guerre. Ce nouvel enfant rassemble sa famille autour de lui, mais en même temps, il réactive la souffrance de ses parents survivants : quelle filiation éteinte doit-il ranimer par sa vie?
Par quels trajets, quels sentiers sinueux, passe et se transmet ce traumatisme? Comment les parents deviennent-ils les passeurs involontaires de leur histoire?
L’enfant de survivant pendant son développement peut devenir le réservoir qui reçoit la partie trouble et brisée de ses parents. Par amour, il absorbe leurs souhaits et leurs attentes, il est appelé parfois à faire leur deuil et à inverser le cours de leurs humiliations et de leurs sentiments de désespoir.
Les parents survivants ont une grande difficulté à réguler leurs émotions du fait de leurs expériences pendant la Shoah. Leurs souffrances circulent suivent le chemin tortueux et surprenant de l’inconscient, glissent et se répandent dans la génération suivante. De corps à corps, d’inconscient à inconscient, la transmission s’opère, dans le secret, le silence, le mal dit, le trop dit, dans la respiration coupée, l’effroi, et l’angoisse.
Ces enfants durent aussi intégrer qu’ils étaient les héritiers de ceux qui eurent des possibilités physiques et mentales de survie, et qui furent porteurs de forces étonnantes, voire sidérantes. S’identifier à leurs forces, c’est aussi très souvent éprouver beaucoup d’admiration à leur égard.
L’idée même de la maternité est un enjeu chez les femmes survivantes, désir animal d’avoir un enfant, souhait de perpétuer le peuple juif, horreur de mettre au monde un enfant dans ce monde-là et enfin peur terrible pour celles qui ont tout perdu d’aimer à nouveau un être fragile et d’être peut-être amené à le perdre.
Les femmes déportées durent se confronter à l’épuisement du corps et de l’esprit. Combien de naissances après-guerre ont été considérées comme des miracles, créant alors un lien puissant entre parents et enfants. De plus, ces mères ont eu l’intuition de la difficulté à être une mère solide et confiante en la vie quand à l’intérieur, elles se sentent si faibles, dans l’incompréhension de la barbarie de ce monde.
Les femmes cachées, elles, se trouvèrent souvent ligotées par l’angoisse et les fantasmes d’abandon. Très souvent il est difficile pour l’enfant né d’une mère survivante de se retrouver dans les émotions qui circulent, en particulier quand cet enfant devenue femme est à son tour en position de donner la vie. La complexité de l’expérience de vie avec la mère survivante empêche parfois la transmission aisée de la maternité.
Les morts de la Shoah, ces absents, offrent ou imposent inconsciemment à ces enfants la tâche de vivre pour les remplacer, de prolonger la vie éteinte, de combler tous les vides, de reconstruire les générations futures.
Les enfants sont tendus, entre d’une part, ne pas trahir leurs parents, vivre pour être le maillon d’une chaîne dont ils sont les dépositaires, et d’autre part, trouver un chemin vers eux-mêmes, tenter de se poser comme un être indépendant.
Ces enfants de survivants se mettent donc souvent en position de réparation : tentant de soulager, de partager, de soigner, d’être la bonne personne qui pourrait faire du bien pour compenser un peu les douleurs des parents.Nés après la guerre, ils sont très proches dans le temps des événements qui se sont produits, et ils ont aussi vécu, dès leur naissance puis pendant tout leur développement, la charge de cette transmission, de ces impressions héritées.
Ils sont donc héritiers de l’histoire individuelle de leur famille et aussi héritiers directs de cette immense catastrophe.
Ce mandat inconscient les accompagnera tout au long de leur chemin d’homme et de femme.
© Laurence Kaplan Dreyfus pour Europe Israël – reproduction autorisée avec mention de la source et lien actif
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**L’ADFI – Association des Français d’Israël vous invite à assister à la
Commémoration de la Journée Internationale de l’Holocauste
qui aura lieu le Mardi 27 janvier, à 19h30, à l’Institut Français de Tel-Aviv,
7, sderot Rothschild
en présence des Autorités françaises et des Conseillers consulaires
Au programme :
ENCORE VIVRE : À L’ÉCOUTE DES RÉCITS DE LA SHOAH
La psychanalyse face à l’effacement des noms
Par Laurence Kaplan Dreyfus
*Laurence Kaplan Dreyfus, docteur en psychologie clinique et psychanalyse, est née en 1956 à Paris de parents survivants de la Shoah.
Sa vaste expérience clinique initialisée en France s’est poursuivie en Israël dans le cadre d’AMHA, Institut de prise en charge des survivants et de leurs familles, et de DAVAR, Institut analytique. Elle donne des conférences à Yad Vashem depuis plus de dix ans. Sa recherche a été menée avec l’université Paris Diderot et le collège doctoral Paris Jérusalem
Son livre, issu de sa thèse de doctorat, théorise vingt années d’expérience clinique auprès des survivants et de leurs familles. Il questionne, dans ce cadre, les limites de la psychanalyse à l’écoute des récits de la Shoah. Il traverse la notion de traumatisme pour en dégager la spécificité et décrire les conséquences de ces expériences extrêmes sur la psyché du patient. L’auteur confronte la psychanalyse face au génocide, au travers de récits de la Shoah, et d’entretiens avec des analystes.
C’est une analyse particulièrement intéressante.
Au delà des enfants des survivants qui bien sûr sont les premiers éprouvés par ce travail de réparation pour les leurs, le peuple juif dans son ensemble peut ressentir cela ainsi qu’ une mission à la mémoire de nos frères et soeurs assassinés par la barbarie nazisme.
En ce qui me concerne, je me sens juive dans l’âme en tant que peuple non religieuse mais attachée à mes racines ainsi qu’ un amour inconditionnel pour Israël et je sais bien que l horreur de la shoah amplifie mon attachement à mon peuple à mes racines ainsi qu’ une rage de vivre
« L’enfant de survivant pendant son développement peut » (Laurence Kaplan Dreyfus, docteur psychologie et psychanalyse)
Depuis la Shoah, notamment depuis la Libération du camp d’Auschwitz (27 jan 1945), son souvenir repose tout autant du corps que du lev qui, de l’enfance et de la survivance, cherchent résilience et paroles à dire et transmettre aux générations qui suivent, et ce, de la Communauté juive et internationale !
De ce « depuis », plusieurs auteurs, dont les Cyrulnik, les Frankle, les Wiesel ou les Lévinas, ont abordé de semblables questionnements, précisément lors d’écrits, de conférences sur la transmission de ce qui a été vécu et de ce qui est à vivre, seul ou en groupe.
Une transmission difficile à VIVRE et REVIVRE !
Plus JAMAIS ! – 25 jan 2015 / 5 chevat 5775