toute l'information et l'actualité sur Israel, sur l'Europe, les news sur Israël et le Moyen Orient

.

L’antisémitisme comme ennemi politique


L’antisémitisme comme ennemi politique

L’antisémitisme ne vise pas que les Juifs comme Juifs. Ils les visent comme autres. C’est bien pourquoi à l’antijudaïsme religieux s’est ajouté à l’antisémitisme national. A travers lui, c’est tout écart à la communauté qui se voit condamné au nom d’un projet fusionnel dont l’accomplissement menacerait la distance critique indispensable à l’exercice de la démocratie elle-même.

L’écart à la communauté, condition de la liberté

Je voudrais attirer l’attention du lecteur sur ce qui me semble constituer une évolution insidieuse dans la perception de l’antisémitisme. De plus en plus souvent, la dénonciation de l’antisémitisme paraît susciter en retour un type de réactions donnant à penser que le combat contre cette menace ne serait que l’affaire de ceux qu’elle désigne, c’est-à-dire des Juifs. On devine aussitôt le danger que représenteraient la propagation et l’installation d’une telle perception. Je veux ici souligner un point particulier par lequel on peut illustrer l’impérieuse nécessité qu’il y a à combattre l’antisémitisme en tant qu’il menace aussi celles et ceux qui, comme moi, ne sont pas juifs. Le point est le suivant : l’antisémitisme porte la négation d’une façon d’être dans la Cité que je vais nommer ici l’écart à la communauté. Par cette idée, je désigne une forme d’appartenance nationale incluant une distance avec la communauté. C’est cette distance qui conditionne la capacité à repérer le possible pervertissement du pouvoir et à s’y opposer.

L’antisémitisme est d’abord une négation de l’écart à la communauté fondé sur les différences entre les membres qui la composent. À la fin du XIXème siècle, Léo Pinsker partait de l’ancienneté de l’antisémitisme pour pointer la manière dont il est sans cesse relancé comme détestation de l’Autre : l’autochtone déteste le juif qu’il regarde comme un allogène, le nationaliste le déteste comme apatride, le sédentaire comme nomade, le riche comme pauvre, le pauvre comme riche et jusqu’au vivant qui voit en lui un revenant, Pinsker croyant alors saisir un trait psychique de l’humanité, la démonophobie, dont le peuple juif serait devenu l’objet idéal parce que, malgré toutes les souffrances et les disparitions, « il n’a jamais cessé de vivre en nation » [1].

L’antisémitisme est aussi une négation de l’écart à la communauté en tant qu’il est fondé, cette fois, sur une forme de retenue dans l’appartenance. Une réflexion de Jean-Jacques Rousseau nous aide à le comprendre, en désignant le « spectacle étonnant » que constitue le fait de voir « un peuple épars, dispersé sur la terre, asservi, persécuté, méprisé de toutes les nations, conserver pourtant ses coutumes, ses lois, ses mœurs, son amour patriotique et sa première union sociale quand tous les liens en paraissent rompus. » [2]. Ici, Rousseau dessine la figure d’un individu qui ne se confondra jamais entièrement avec la Cité dont il est pourtant un membre loyal. C’est aussi cet écart à la communauté, ce refus de céder à l’injonction d’appartenance exclusive à la nation, que vise l’antisémitisme. Or, si cet écart peut être, pour le juif, la condition de sa condition, il est aussi certainement pour nous tous l’une des formes du refus de l’appartenance exclusive exigée par l’idéologie nationaliste au nom d’un communautarisme potentiellement fusionnel où l’individu n’est en vérité pas autre chose que la partie d’un tout. Cet holisme radical promet à tous, comme un avenir radieux, de mettre fin à la question du « qui suis-je ? », tandis qu’il s’accomplit presque fatalement dans l’anéantissement de chacun de nous comme être singulier.

La grande culpabilité de l’Etat-nation

De là vient l’intense agressivité de l’idée nationaliste et de l’étatisme à l’égard de la condition juive, jusqu’à la production d’un antisémitisme d’Etat. C’est le nationalisme associé à la puissance de l’Etat qui vont donner à l’antisémitisme la forme et la force d’une autorisation ; c’est l’entremêlement de ces deux radicalismes qui rendra possible le déploiement de la haine des juifs en demande souveraine émanant de la puissance publique – tel est bien l’événement qui se joue dans la « Nuit de Cristal », où l’on voit un État-nation organiser la persécution des membres juifs de la communauté nationale, sans que les autres nations décident pour autant de voler au secours des victimes ni même seulement d’ouvrir leurs frontières pour accueillir celles et ceux qui cherchaient à fuir la fureur nazie.

Nationalisme ou démocratie, il faut toujours choisir

Assurément, le nationalisme ne peut se prémunir contre une interprétation fanatique de l’appartenance à la nation ou de l’égalité entre ses membres. En ce sens, l’idée d’une « identité nationale » pèse lourdement sur l’idéal démocratique et le menace en mobilisant un fondement identitaire qui non seulement sous-tendrait le collectif mais, plus encore, prétendrait lui donner tout son contenu et réunir chacun des membres, non pas en les associant mais en les absorbant dans une identité collective qui n’admettrait plus d’autres composantes, refusant les identités singulières. En réalité, il est impossible de combiner, à proprement parler, l’idée d’une identité nationale et l’idée démocratique ; c’est l’une ou l’autre. La politique démocratique est née de l’ambition d’organiser une forme de vie collective qui ne demande pas aux individus et aux groupes qui décident de vivre ensemble de ne plus avoir de raisons de se séparer. La politique démocratique ne vise pas à faire disparaître les différences et les singularités mais à fonder la communauté sur leur reconnaissance, leur existence et leur pérennité.

La politique comme association : de la nation à l’Europe

Dans l’histoire de l’idée de nation, c’est le grand intérêt de la contribution française que d’avoir repensé le problème en imaginant une nation tramée par l’universalisme, comme si nous avions compris alors la nécessité d’échapper à la folie communautariste contenue dans le nationalisme – en 1791, l’émancipation des juifs a coulé depuis cette source, dans un esprit dont l’Edit de tolérance de 1787 avait été le précurseur. C’est en ce sens que l’idée européenne peut être interprétée comme le prolongement de l’idée française de nation ; elle offre un modèle historique d’institutionnalisation d’une association politique fondée sur un écart à la communauté, l’aménagement d’une imparfaite adéquation, qu’il s’agisse de la relation de l’individu à sa nation ou qu’il s’agisse de la relation de la nation à l’union des autres nations partenaires. L’idée européenne ne peut s’accomplir sans la présence de cet écart à la communauté ni de cette acceptation de l’hétérogénéité. En cela, elle nous émancipe de l’avilissante, sinistre et redoutable figure du troupeau où l’existence d’un individu ne tient qu’à un fil et où chacun n’a pour seule raison d’être que de fournir le tantième d’un tout, si bien que l’apparition d’un seul « mouton noir » est perçue comme une aberration et suffit à faire craindre la dislocation. Penser une association politique suppose d’aménager un écart à l’appartenance et un écart à la communauté en consacrant la reconnaissance des singularités, comme différences et comme liberté.

Emerge ainsi l’idée d’un vivre ensemble authentique, résultant de l’obligation de se placer sous la même loi, c’est-à-dire d’y soumettre y compris les nations, et de la nécessité d’admettre que la singularité des individus et la spécificité des groupes qu’ils constituent s’expriment avec une liberté dont les limites sont contenues dans l’obéissance à la loi, en manifestant une différence les uns avec les autres, mais aussi une certaine distance avec la communauté elle-même, cultivant donc cette part d’extériorité qui conditionne des formes d’appartenance et de loyauté plus exigeantes encore pour les parties prenantes puisque moins exclusives.

L’individualisme et la République des singularités

Cependant, toute conception de l’individualisme ne fournit pas pour autant la clé de l’écart à la communauté. Ainsi, prenons garde à cet individu abstrait que promeut un républicanisme dogmatique ne cherchant à définir l’individu que par des droits et des devoirs que chacun possèderait avec tous les autres au titre d’une égalité stricte ; ici, l’égalité entre les individus n’apparaît possible qu’à la condition de faire surgir des sujets sans individualité, sans autre contenu que cette égalité, à nouveau privés des différences qui les distinguent et les émancipent relativement les uns des autres, sans pouvoir atteindre cette modalité de l’appartenance contenant un écart à la communauté. Tocqueville, dans De la Démocratie en Amérique, observe que là où l’égalité sociale est affirmée avec le plus de force, les femmes et les hommes n’en persistent pas moins à énoncer des différences et à hiérarchiser les individus et les groupes d’individus, en se reportant sur des modalités racialistes de différenciation qui se concluent par la hiérarchisation raciste. Nationalisme et égalitarisme pensent de même la communauté politique sous un régime d’appartenance exclusive, d’égalité et d’homogénéité radicale, tout au moins entre les membres que la communauté juge légitimes. Nous savons que l’accouplement du nationalisme et de l’égalitarisme donne le jour à ces formes de pouvoir qui accèdent au dernier degré de la tyrannie.

L’idée que nul individu n’est assignable à une seule dimension, à une seule appartenance, fût-ce à sa nation, fût-ce à sa religion, et que pour être membre d’une nation ou pour être d’une religion, nous n’en restons pas moins tous et chacun, en tant qu’individu, irréductibles à cela, que nous sommes donc aussi autre chose, cette idée de l’écart à la communauté est aussi ce que cherche à détruire l’antisémitisme et ce que nous devons défendre.

 

Dominique Reynié

Dominique Reynié
Professeur à Sciences Po, directeur général de la Fondation pour l’Innovation politique

source Le Huffington Post

 

[1] Léon Pinsker, Autoémancipation ! : Avertissement d’un Juif russe à ses frères, 1882, post-face de Georges Benssoussan, traduction de André Neher, Paris, 2006, Éditions des Mille Et Une Nuits, pp. 14-16.

[2] Jean-Jacques Rousseau, Fragments politiques, cité par Bruno Karsenti en ouverture de son importante étude : Moïse et l’idée de peuple. La vérité historique selon Freud, Paris, Cerf, 2012, p. 9.







Avertissement de modération: Nous vous rappelons que vos commentaires sont soumis à notre charte et qu'il n'est pas permis de tenir de propos violents, discriminatoires ou diffamatoires. Tous les commentaires contraires à cette charte seront retirés et leurs auteurs risquent de voir leur compte clos. Merci d'avance pour votre compréhension.

Signalez un commentaire abusif en cliquant ici


Merci de nous signaler les commentaires qui vous semblent abusifs et qui contiendraient des propos:
  • * Antisémites
  • * Racistes
  • * Homophobes
  • * Injurieux
  • * Grossiers
  • * Diffamatoires envers une personne physique ou morale

  • Laisser un commentaire

    Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

    0 Shares
    • Facebook
    • Twitter
    • LinkedIn
    • More Networks
    Copy link
    Powered by Social Snap