Hafida Draoui est musulmane pratiquante. Elle ne porte pas le voile et s’inquiète de l’évolution de l’Islam à Bruxelles. Conseillère communale PS à Jette, elle évoque aussi la responsabilité des politiques, y compris au sein de son parti, dans la situation actuelle. Une poignante confession, sans tabous.
Y a-t-il une régression dans la pratique de l’Islam à Bruxelles?
“Oui, je le constate, il y a une régression. Moi, j’ai 44 ans. Quand je vois les copines de mon âge, dans mon entourage, cette régression est assez frappante. Alors que les femmes ont tout en main pour sortir de cet enfermement que certains essayent d’imposer sur base de référence au texte. Le problème avec le Coran, c’est l’interprétation. Moi, je suis croyante, je crois en Allah. D’abord parce que je suis née musulmane et que je mourrai musulmane. Mais je ne veux pas que l’on me dise ce qu’il faut faire, Allah est dans mon coeur et c’est tout. Pour moi, c’était le cas de la majorité de femmes de ma génération et je ne sais pas ce qui s’est passé…
Est-ce que c’est l’actualité internationale ? Est-ce que ce matraquage régulier de la presse par rapport au foulard comme on le voit encore en France? Je pense que dans le cas des femmes, et surtout des jeunes en difficulté, on obtient l’effet inverse…Il n’y a pas de cadre légal, mais surtout pas de guide. J’ai lu récemment le livre de Tareq Obrou, l’imam de Bordeaux… Il explique une série de choses par rapport à l’Islam, des jeunes qui viennent lui poser des questions… Une jeune fille qui fait un drame parce qu’elle était vierge, par exemple… Il lui explique que ce n’est pas une obligation.
Même moi, j’ai 44 ans, je suis née à Bruxelles, de par l’éducation que j’ai eue, j’étais persuadée que je devais être vierge à mon mariage… Je l’étais! Je me suis mariée à 25 ans, je n’ai pas honte de le dire, j’étais vierge à mon mariage. Avec le recul, maintenant, je me rends compte que c’était une connerie. Si j’avais connu mon mari auparavant, si je l’avais fréquenté, peut-être que j’aurais évité pas mal de choses… Après quinze ans de mariage, nous avons divorcé. Ma maman m’avait dit: “c’est lui, alors il faut se marier”…
C’était une erreur, on s’est marié très très vite toute une série de choses nous ont perturbé dans la vie quotidienne qui n’avaient rien à voir avec l’Islam. Avec le recul, je me dis que je n’aurais pas vécu comme cela.. Nous-mêmes, on n’a pas de connaissance de la religion. La seule que l’on a, c’est l’éducation. Mais mes parents ne savent pas plus que nous. Ce qu’on peut faire et ce que l’on ne peut pas faire, cela se limite à quoi? Au ramadan, au jeûne. La prière, on ne m’a jamais obligé de le faire. Quand j’étais enfant, il y avait des bi-fi dans mon cartable pour que l’on ne soit pas différents des petits Belges.
Je suis issue d’une famille de huit enfants, trois filles puis cinq garçons. On a grandi dans un quartier quand même assez pourri, à Saint-Josse. Les copains de mes frères, c’étaient des dealers, des camés… Ce n’était pas toujours facile. On a grandi dans un quartier de prostitution, rue de la Prairie, de l’Ascension. Chapeau à mes parents qui ont toujours travaillé pour nous permettre d’être scolarisés…
J’entends aujourd’hui des polémiques sur le fait de ne pas aller à la piscine parce que c’est mixte. Mais c’est de la folie, c’est n’importe quoi, tant par rapport à ce qui est dit dans les textes que par rapport à ce que mes parents disaient. Les jeunes de la deuxième génération ont tout aujourd’hui, mais une bonne partie préfèrent casser des bagnoles, c’est une caricature mais c’est la réalité. Les prisons de Saint-Gilles, de Forest sont bondées de jeunes d’origine marocaine, c’est triste. J’ai été l’objet d’un sac-jacking.
J’ai été à la police de Molenbeek, on m’a sorti des albums photos pour reconnaître les trois ou quatre jeunes. J’étais triste, effarée, de me rendre compte que c’était tous des Marocains. J’étais malade, je suis rentrée, j’ai pleuré, j’avais la haine, je me disais que ce n’était pas possible. “Que foutent-ils là, dans ce catalogue?” Et le commissaire rigolait, il me disait “Madame, ce n’est pas tout, le plus gros des albums est au siège central.” Des volumes et des volumes… Je lui ai dit: “Ecoutez, je ne saurais pas les reconnaître”. Ce n’est pas un cliché, c’est la réalité!
Cette régression de l’Islam à Bruxelles s’exprime de différentes façons. La délinquance, des femmes qui acceptent de subir une interprétation erronée de l’Islam. C’est ça ?
En terme de visibilité, c’est ça, oui. Mais moi, je suis Belge d’origine marocaine, je ne suis pas assise entre deux chaises. A dix-nuit ans, j’ai opté pour le choix de la nationalité belge. C’était le parcours du combattant parce que mon père me voyait comme une Belge, blanche, aux yeux bleus… J’ai dis à mon papa: “stop, je suis née musulmane et je mourrai musulmane”. Je lui ai expliqué les avantages de ce choix de devenir Belge…
D’ailleurs, je lui ai dit qu’il devrait faire la même chose. Mon père est théâtral, il a travaillé dans une société flamande de construction et il m’a répondu en rigolant: “Mais moi, je ne serai jamais patates frites”. Tous mes frères et soeurs ont suivi. Quand lui, des années après, en a fait de même, j’ai pris sa carte d’identité et j’ai fait le show devant toute la famille. J’ai récité : « Nom: Draoui. Prénom: Ahmed. Né en 1934 au Maroc. Nationalité: patates frites! » Il rigolait… Il y avait une certaine reconnaissance dans ce rire, il y avait de l’amour même si ce n’était pas souvent exprimé dans la famille. Aujourd’hui, ceux de la deuxième génération, ils sont bloqués, c’est terrible. Pour mes parents, c’était difficile, mais maintenant…
Cette nouvelle génération revendique un Islam moderne, pour une majorité d’entre eux, mais ils souhaitent que cet Islam soit très visible…
Au niveau visibilité, c’est un choc pour moi de voir toutes ces jeunes filles voilées. Je suis persuadée que pour un certain nombre, c’est un choix personnel, spirituel, il y en a d’autres pour qui c’est imposé… Ce sont des modes aussi. Ou une affirmation identitaire. J’ai une cousine sourde muette que l’on a inscrite dans une école à Molenbeek et peu de temps après, elle portait le foulard. Je lui ai dit: “Ah, tu mets le foulard, maintenant, pourquoi ?” Elle m’a répondu: “On m’a dit à l’école que je devais mettre le foulard et que, comme ça, je me marierais plus facilement!” Je lui ai répondu qu’elle était folle, que c’est n’importe quoi. Mais on lui avait dit et c’était comme ça. J’en entends de plus en plus, des jeunes filles de 15 à 18 ans qui portent le foulard, qui veulent se marier… C’est une façon de s’enfermer. Pour moi, alors que la bouée de secours pour ces femmes, ce sont les études supérieures. Ce n’est déjà pas évident avec ton diplôme, mais si tu n’en n’as pas, c’est que tu acceptes d’être dépendante de ton mari. Pour moi, c’est difficile à accepter, tout ça… Cela me choque.
C’est comme l’histoire des piscines. moi, je fais de l’aquagym trois fois par semaines parce que je souffre d’arthrose. J’ai une copine qui me dit: “c’est bien, tu ne fais cela qu’avec des femmes…” “Non, c’est mixte”. Elle était choquée… Personnellement, je m’en fous, il y a des hommes. Mes parents, de la première génération et totalement dépaysés pourtant, n’avaient aucun problème avec ça. Et aujourd’hui, des gamines ne peuvent pas y aller, des femmes de mon âge sont choquées. Franchement…
Cela vient d’où?
Cela peut venir des mosquées, via les frères. Le vendredi, il y a plein de choses qui se disent. On sait bien qu’il y a des discours conservateurs qui s’expriment. C’est assez effrayant de se rendre compte de cela, alors que l’Islam est une religion merveilleuse.
Il y a une crispation identitaire liée à l’histoire de l’immigration, aux tensions internationales, peut-être au regard des médias…
On revient toujours au fait que nous sommes issus de l’immigration. Moi, j’en ai marre! J’ai 44 ans, je me sens plus Belge que Marocaine… Quand j’ai opté pour la nationalité belge, le commissaire de police voulait voir si j’étais intégrée. Il me demandait si j’avais des amies belges, et ci et ça… Et puis, il me demande “qu’est ce que vous mangez ?”. Je lui ai répondu que ma maman faisait un grand couscous, que l’on mange traditionnellement en faisant une grande boule dans la main, ce que moi je ne sais pas faire, moi je suis né en Belgique et je mange avec la cuillère… pour moi, c’est cela l’intégration.” Il a compris. Cela ne devrait pas être un problème!
Mais cela l’est…
Oui, cela l’est, mais cela ne devrait pas! On mélange tout. Le conflit israélo-palestinien, cela n’a rien à voir! L’Islam est une minorité qui a une visibilité forte à Bruxelles, revendiquée. D’autre part, il y a un raidissement de la laïcité, des expressions racistes. Corinne Torrekens, chercheuse à l’ULB, dit qu’elle a peur de dire qu’elle travaille sur l’Islam, qu’elle n’ose plus en parler parce que l’on entend des horreurs. On sait les situations internationales, le contexte socio-économique, plein de choses… Mais quand même…
Oui, en France, il y a eu les cités. On voit ce que cela a donné. Marine Le Pen, ce n’est pas par hasard. Quand on voit ce gars qui porte plainte parce que sa femme n’était pas vierge. Même moi, je ne le savais pas. Mais cela m’a choquée! Qu’un gars se rende au tribunal pour quelque chose d’aussi intime! Il n’y a aucun obligation que la femme soir vierge à son mariage, rien à voir! On véhicule des mensonges, en fait. Mais je reste optimiste avec la troisième génération, avec mes enfants… Cela dépendra de moi et du papa…
Mais s’il y a un raidissement…
C’est vrai que ceux qui sont en régression… Mais nos enfants vont être complètement décalés par rapport à la religion. Moi, je leur laisse le choix, déjà…
L’élément positif, la source d’optimisme, c’est peut-être cette individualisation des choix que l’on constate.. Sauf pour ceux à qui on impose le choix. Cela se cristallise-t-il dans des quartiers, à Molenbeek par exemple?
Je ne suis pas à l’aise dans certains quartiers de Molenbeek.
Pourquoi ?
Parce qu’il y a des jeunes et moins jeunes qui ont une vision de l’Islam qui n’est pas proche de la mienne. Qui est fermée. Je suis pour un Islam moderniste, ouvert. Chaque jour, je change d’avis. Mais là-bas, je ne me sens pas à l’aise…
Cela s’exprime comment ?
Le regard. Je me sens mal à l’aise, oui. Je peux être en jupe, en talons, mais j’ai peur de les provoquer. Je trouve cela dommage parce que nous sommes d’une même famille, mais on ne se reconnaît pas. C’est ça qui est triste dans l’histoire. Si déjà entre nous, on a ce sentiment de ne pas faire partie de la même famille, comment le Belge de souche pourrait… ? C’est la peur, la peur de l’autre… Il y a des quartiers où il y a des barbus, mais moi j’ai peu d’expérience de cela.
L’Islam est jeune en Europe! Il traverse une crise d’adolescence. On ne peut pas brûler les étapes… C’est le cas dans toute l’Europe.
A Bruxelles, cette question ne se pose-t-elle pas pose différemment parce que tout est mélangé ? Ce n’est pas vécu positivement par tout le monde, c’est clair. Ce n’est quand même pas normal que des Belges doivent déménager ou fermer des commerces parce qu’il y a trop de Marocains, que l’on appelle certains quartiers les “petits Marrakech”. Cela devrait être une richesse, enfin, un plus. Moi, c’est comme ça que je vois ma culture.
Politiquement, y’a-t-il des responsabilités?
Il y a beaucoup d’hypocrisie!
On pourrait citer le cas de Philippe Moureaux à Molenbeek?
Je suis conseillère communale socialiste à Jette. Oui, on pourrait citer Philippe Moureaux, c’est un bel exemple. C’est clair. Il ne les aide pas. C’est continuer à de voiler la face devant ces réalités… Oui, il a fait beaucoup de choses, c’est vrai. Il a fermé des lieux où il y avait de la drogue. Mais il n’y a pas que cela. Il les a beaucoup trop assisté.
Une forme de paternalisme?
Oui, voilà. Ce n’est pas de cela dont les jeunes ont besoin. Je suis assistante sociale de formation et je ne conçois pas mon rôle comme ça. Il faut être ferme, parfois, il n’y a que comme cela que l’on peut les motiver, faire en sorte qu’ils aient une autre vision des choses. Il faut cesser ce discours misérabiliste. Mais il faut leur faire quoi, à ces jeunes? Des parcs maroco-marocains? Il ne manquerait plus que ça. Il y a toute une série d’aides, de maisons de jeunes, mais cela ne sert à rien du tout. Quoi? Ils fument du schit dans la maison plutôt que dans la rue?
Il y a une forme de clientélisme là derrière?
Clairement! Je suis socialiste depuis l’âge de 20 ans. J’ai fais un stage d’assistance sociale et c’est Yvan Mayeur qui m’a recrutée. J’étais une militante, j’ai un peu évolué. Mais au PS, c’est comme n’importe quel autre parti, cela ramène des voix aussi, c’est clair. C’est scandaleux de voir certaines choses! Il y a des Belges d’origine marocaine qui se retrouvent sur les listes à Molenbeek ou ailleurs et qui sont pratiquement analphabètes! Ils représentent qui? On ne sait même pas ce qu’il font là? Ils ont un salaire de 4000 euros, c’est la politique pour le fric, alors? Il faut un peu recadrer cela, ce n’est plus possible! Et c’est comme cela que l’on va évoluer?
Il faudrait du courage et que chacun nettoie les écuries de son côté, en somme. Que les partis cessent ces pratiques? Que l’Exécutif des musulmans soit un guide pour éliminer des groupes minoritaires mais conservateurs ?
Qu’il y ait un guide spirituel, oui. C’est difficile parce que dans l’Islam, il n’y a pas de clergé. Il y a des imams, oui, mais quand ils sont chapeauté par l’Arabie saoudite… Encore une fois, les interprétations de l’Islam sont nombreuses. Je me rends compte que le Coran, c’est un poème, c’est une quête spirituelle personnelle. Mais il faut des balises, c’est vrai.
Il y a trop de matraquage, on devrait montrer d’autres choses. Même si je me rends compte qu’il y a une régression chez certaines femmes de mon âge, je ne suis pas la seule à avoir fait des études, quand même ! Il y en a heureusement de plus en plus. Mais on n’en parle pas, de celles-là! C’est cela qui fait que l’image reste figée.
Jean-Claude Guillebaud, un ancien grand reporter du “Monde” a écrit un livre qui s’intitule “le commencement d’un monde”. Il part du principe que l’on a raison d’avoir peur face à ces mutations du monde, à la fin de 400 ans de domination occidentale, mais que cela est le début d’un processus inéluctable de métissage, qui peut être positif si on peut le prend bien. A Bruxelles, si l’on traduit, cela signifie que l’on peut être perdu face à une quartier qui a basculé en trente ans, que l’on on doit mettre un terme un dérapage de certains, et que l’on doit donner des modèles positifs.
C’est ce que je dis, oui ! Mais vient s’immiscer dans cela ce processus de visibilisation accrue de l’Islam.. Qui vient chambouler tout, oui, c’est vrai. D’où la complexité du débat. Certains aimeraient entendre: oui, nous condamnons le port du voile dans la sphère publique. Non, je n’ai pas envie que ma fille soit dans une école où les filles portent le voile.
Je suis partagée par rapport à cette question du port de voile dans l’espace public. On pourrait neutraliser les choses, mais est-ce la meilleure façon de faire? Ce n’est pas facile, c’est complexe, il y a trop de choses qui s’interpénètrent. Et plus on matraque les jeunes avec ça, plus c’est difficile. J’en ai ras-le bol de tout ça, j’ai vraiment ma dose! Le tout, c’est de parler des choses vraies. La majorité des étrangers à Bruxelles, ce sont des Marocains, ils ne sont pas en burqa. On brouille le carte avec tous les amalgames… Bruxelles ville musulmane? Cela m’énerve !
OLIVIER MOUTON
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