Fécondité, alphabétisation, corruption, PIB, pénétration d'Internet … Les données statistiques sur les pays peuvent nous permettre d'évaluer les facteurs de mécontentement.
Essayons de deviner quel pays du Moyen-Orient parmi ceux où se multiplient les manifestations de rue, est le plus fragile. Lequel va « tomber » après la Tunisie et l’Egypte ? Yémen, Bahreïn, Jordanie, Algérie, Libye ?
Point Un. Le démographe et historien Emmanuel Todd est l’un des seuls à avoir écrit que le monde arabe allait se soulever. Il expliquait que l’explosion des révolutions a toujours été, dans le passé, corrélée avec deux facteurs: lorsque le taux d’alphabétisation s’élève et lorsque le taux de fécondité s’abaisse, au-delà de certains seuils.
La remarque rejoint le bon sens. La fécondité des femmes dépend du niveau de vie des familles, lorsque celui-si s’élève, le taux de mortalité infantile baisse et il devient moins nécessaire de multiplier les naissances. La fécondité mesure en quelque sorte l’enrichissement, l’embourgeoisement dirait Marx, et donc la volonté croissante de la société civile de participer au pouvoir.
L’alphabétisation, elle, élève le niveau de conscience des populations et développe l’esprit critique; un truc dont les dictateurs se sont toujours méfié. Avec raison: comme le démontre Todd, lorsque le tyran enrichit son peuple et l’éduque, le peuple, cet ingrat, le renverse.
Point Deux. Souvenez-vous de George W. Bush qui, d’un geste souple du buste, évite en 2008 à Bagdad les deux chaussures lancées par un journaliste irakien qui le traite de « chien ».
La chaussure est un classique moyen de contestation dans le monde arabo-musulman. En Egypte on a vu des gens brandir leurs godasses quand Moubakak a annoncé à la télé qu’il restait.
Pour deviner quel pays va basculer, j’ai donc consulté les statistiques de fécondité et l’alphabétisation des pays de la région. Et pour faire bonne mesure, j’ai regardé aussi le degré de corruption, la richesse (le PIB par tête), le chômage et la pénétration d’Internet. Avec tout cela, on peut construire un tableau des facteurs de mécontentement et « l’indice du lancer de chaussure ». On trouve les chiffres sur les sites de l’Ined, du Pnud, de la Banque Mondiale, de Freedom House. Je dois reconnaître que l’inspiration m’est venue du toujours excellent The Economist.
(Cliquez sur l'image pour voir le tableau en grand)
Qu’apprend-on? Que le Bahreïn soit en première ligne n’est pas si étonnant, d’après l’enseignement de Todd. Le taux de fécondité tunisien «colle» aussi avec sa théorie. Mais moins l’Egypte. Les Emirats semblent plus tranquilles malgré le taux de fécondité comparable à l’Allemagne! Ensuite, apparaît dans le tableau l’Arabie saoudite, où ont eu lieu des manifs l’été dernier (mais pas depuis).
Le Yemen, tout en bas, vient comme en contre-exemple: le dictateur s’est bien gardé d’ouvrir des écoles et d’enrichir son peuple: il est pourtant menacé. On peut aussi penser que ce contre-exemple yéménite ne vaut pas: le président Saleh règne depuis trente-deux ans. Ne rien accorder au peuple est quand même assez longtemps payant…
La colonne Internet laisse dubitatif. Il semble que l’accès au web est proportionnel à l’enrichissement, mais est-ce un facteur «de plus» de révolte? Difficile de conclure. La corruption est probablement plus explicative.
Bien entendu, un lancer de chaussures ne renverse par un régime. Tout dépend de la résistance du tyran et de son intelligence. Tout dépend du courage des manifestants et de la contingence. Bref, les chiffres ne font pas l’histoire mais ils sont toujours intéressants.
PS : le tableau est classé suivant la colonne « niveau d’éducation »
Source : Slate.fr, par Eric Le Boucher