«Petit pays du Levant cherche Premier ministre, confession sunnite requise, milliardaires bienvenus, costume-cravate de préférence.»
En 2009, Saad Hariri avait répondu à cette petite annonce. Mais le conseil d’administration du petit pays en question vient de le renvoyer. Nouvelle petite annonce le week-end dernier, et Nagib Mikati, éphémère titulaire du poste entre avril et juin 2005, a rempilé le 25 janvier.
Voilà à quoi pourrait se résumer le changement politique qui vient de s’opérer à Beyrouth si la nouvelle était parue dans Forbes, célèbre magazine américain qui a d’ailleurs estimé la fortune personnelle du nouveau Premier ministre libanais à quelque 2,5 milliards de dollars. Soit la première fortune du pays.
Retour en arrière. Le 12 janvier 2011, Saad Hariri –alors en pleine discussion avec Barak Obama à la Maison-Blanche– apprend la démission de onze ministres du Hezbollah et de ses alliés. De facto, son gouvernement d’union nationale s’effondre. Dix jours plus tard, l’un des piliers de sa majorité parlementaire, le druze Walid Joumblatt, opère une volte-face relativement attendue, compte-tenu des multiples ultimatums lancés par le Hezbollah au cours des derniers mois. Devant une forêt de micros, cet homme à l’éloquence légendaire au Liban se contente de lire un communiqué précisant que, pour épargner une guerre civile à son pays, il préfère se ranger derrière le Hezbollah et la Syrie. En quelques mots, il plante le dernier clou dans le cercueil de la «Révolution du cèdre» de 2005 qui avait poussé les Syriens à quitter le pays après trente ans de tutelle. Suffisamment de députés du bloc mené par Joumblatt suivent le mot d’ordre pour qu’en quelques heures, la majorité parlementaire bascule du camp Hariri à celui emmené par le Hezbollah. Les fidèles du premier crient au complot, accusant le Hezbollah d’avoir mené une OPA sur le pouvoir. Hassan Nasrallah, secrétaire général du parti chiite, nie ces accusations. Pour preuve, sous la pression d’une médiation Syrie-France-Qatar aussi rapide que discrète, l’opposition devenue subitement majorité avance le nom d’une personnalité «neutre»: Nagib Mikati, sunnite de Tripoli élu à la députation en 2009 sur la liste de… Hariri. Malgré de violents mouvements de protestation, de nombreux sunnites se sentant spoliés par l’éjection de celui qu’ils considèrent comme leur représentant légitime, Mikati est nommé Premier ministre le 25 par le président de la République.
Fin de la partie. Hariri mis hors jeu, le Hezbollah entend bien passer à la moulinette le dossier empoisonné qui a mis le feu aux poudres: le futur acte d’accusation du Tribunal spécial pour le Liban (TSL), formé par l’ONU et chargé de juger les assassins présumés de Rafic Hariri. Lui-même Premier ministre à plusieurs reprises entre 1992 et 2004 et considéré comme un père de la nation mort en martyr par sa communauté, Hariri senior avait été tué par une voiture piégée avec 22 autres personnes le 14 février 2005.
Passation de pouvoir(s)
Hariri junior, accusé par l’ex-opposition d’une part d’être juge et partie concernant le meurtre de son père, et d’autre part d’être incompétent pour mener les affaires du pays, n’a pas eu d’autre choix que de jeter l’éponge et d’appeler ses partisans au calme. Hariri-Mikati, blanc bonnet et bonnet blanc, diront certains. Les deux hommes sont immensément riches, sunnites tous les deux, ont fait des études aux Etats-Unis (Hariri à Georgetown et Mikati à Harvard dans le cadre de programmes externes)… Mais si l’un est le fils de son père, le second s’est fait lui-même, constituant un petit empire dans le domaine des télécoms et de l’immobilier. De plus, Hariri est pointé du doigt comme l’homme des Saoudiens (son père a fait sa fortune en Arabie saoudite où Saad est né et a fait toute sa carrière d’homme d’affaires); Mikati a aussi de nombreux intérêts financiers dans le royaume saoudien, mais il a par ailleurs ses entrées en Syrie. Ami personnel de Bachar el-Assad, il a tissé d’étroits liens d’affaires avec les cercles les plus proches du pouvoir à Damas.
A 55 ans, Nagib Mikati va donc goûter à nouveau au pouvoir politique de haut niveau. Mais sa nouvelle nomination diffère beaucoup de celle de 2005. Il y a six ans, il avait été nommé Premier ministre en remplacement du décrié Omar Karamé, juste après l’assassinat de Hariri père. A la tête d’un gouvernement intérimaire de technocrates, il avait accompagné au mieux cette période de turbulences, marquée par de nombreux attentats et le retrait des troupes syriennes en avril, jusqu’aux législatives de juin qui avaient vu le triomphe du 14 Mars, la coalition dirigée par le clan Hariri. Cette fois-ci, Mikati arrive avec l’étiquette du candidat «choisi» par le Hezbollah. Dans son premier discours, il a tenu à se défaire de cet encombrant label. L’ex-majorité, elle, tire à boulets rouges sur la manière dont il a été nommé, pas sur l’homme.
Mikati va maintenant devoir former un gouvernement, qu’il souhaite d’union nationale, comme les deux précédents formés en juin 2008 et septembre 2009. Hariri, visiblement ulcéré, se dit opposé à la participation de son bloc parlementaire à un gouvernement constitué sous la menace des armes du Hezbollah et qui aurait pour mission première de couper tous liens entre le Liban et l’instance chargée de rendre justice dans l’assassinat de son père. Résoudre le Rubik’s cube gouvernemental, si c’est possible, prendra donc du temps car Mikati va devoir agencer des pièces colorées qui, par nature, ne vont pas ensemble. Mais en coulisses, les tractations vont bon train et différents scénarios sont à l’étude avec, en filigrane, le dossier brûlant du TSL.
Que faire du Tribunal spécial pour le Liban?
Le Hezbollah veut à tout prix se débarrasser de sa grosse épine dans le pied, le futur acte d’accusation du Tribunal spécial pour le Liban, qui devrait être rendu public en mars, et dans lequel les noms de certains de ses membres pourraient figurer. Hariri, lui, ne peut se résoudre à faire une croix sur l’instance onusienne. Le soutenant, les capitales occidentales disent ne pas vouloir céder d’un pouce sur le TSL. Mais dans la région, l’approche de cette juridiction internationale se veut plus nuancée. Syriens, Saoudiens, Qataris et Turcs ont tenté de trouver une issue convenant à tout le monde. Tandis que les Iraniens, parrains du Hezbollah, voient là un complot «américano-sioniste» pour «assassiner la Résistance».
Scénario nº1: Hariri refuse d’entrer dans un cabinet d’union nationale
Les semaines qui viennent vont être consacrées aux tractations purement politiciennes entre les différents acteurs de la vie politique libanaise avec, en ligne de mire, la rédaction de la «déclaration ministérielle», sorte de feuille de route du futur gouvernement. Si Hariri n’obtient pas ce qu’il veut, Mikati sera forcé de former un gouvernement monochrome, autour de la nouvelle majorité. Cette option offre plusieurs avantages théoriques: elle permettrait d’offrir enfin une véritable alternance gouvernementale dans un pays se disant démocratique, au lieu des éternels compromis et blocages qui découlent d’associations contre-nature au sein d’un même cabinet; elle permettrait aussi de réellement mettre à l’épreuve la capacité de l’ancienne opposition à gouverner.
Mais cette configuration présenterait aussi de dangereux inconvénients, ne serait-ce qu’en confortant les radicaux de tous bords: sunnites en premier lieu, qui tableront sur le fait que la modération haririenne n’a pas payé et a en fait conduit à une mise au pouvoir des chiites. Dans ce contexte, une rupture du Liban avec le TSL, telle que le souhaite le Hezbollah, serait perçue comme un camouflet supplémentaire qui non seulement se traduirait par un conflit ouvert avec la communauté internationale, mais pourrait conduire des sunnites modérés à rejoindre cette frange radicale, avec tous les dangers de conflit interne –certains parlent d’irakisation– que cela comporterait. Un cabinet monochrome donnerait aussi de l’eau au moulin des faucons israéliens et américains, qui n’ont a priori rien contre Mikati mais considèreraient qu’il sert de cache-sexe à un gouvernement réellement dominé par le Hezbollah.
Epilogue:
L’«homme du juste milieu», comme il est présenté par la presse libanaise, devra choisir: un cabinet tel que le Hezbollah l’entend, à ses risques et périls –il y a fort à parier que la carrière politique de Mikati n’y survivrait pas. Ou, alternative la plus plausible, une équipe de technocrates, comme en 2005, peu susceptible d’être taxée de partialité, et chargée de gérer les affaires courantes en attendant mieux.
Scénario nº2: Hariri obtient un tiers de blocage dans le futur gouvernement
Le Premier ministre sortant dicte ses conditions: pas de remise en cause du TSL et octroi à son camp du tiers de blocage, afin de barrer la route, si nécessaire, à toute tentative gouvernementale de faire passer des projets qui ne lui conviendraient pas. Le camp du Hezbollah pourrait difficilement se permettre de refuser ce type d’accord, après l’avoir lui-même obtenu par la force en 2008 et 2009. De façon apparemment paradoxale, les Syriens pourraient approuver une telle option. Ils soutiennent «leur candidat», mais tenteront probablement de ne pas s’aliéner Hariri de façon irréversible, afin de pouvoir se servir de lui et de son influence sur la population sunnite dans l’hypothèse où le Hezbollah aurait des velléités par trop autonomes. La politique syrienne au Liban a en effet toujours consisté à ménager la chèvre et le chou, mettant à l’épreuve –avec succès– l’adage selon lequel diviser permet de mieux régner.
Même minoritaire, Hariri pourrait alors opter pour la même politique que l’ancienne opposition, à savoir faire traîner les choses et gagner du temps en attendant la publication de l’acte d’accusation du TSL, et voir éventuellement le bloc de Joumblatt revenir vers lui dans l’optique des législatives de 2013. Le leader druze n’est pas à un virage à 180º près.
Epilogue:
Dans l’immédiat, ce calcul semble davantage payant d’un point de vue purement politicien pour Hariri, mais il s’agirait d’un retour à la case départ, le pays retombant dans le même statu quo institutionnel qui prévalait depuis le coup de force du Hezbollah en mai 2008.
Dans les deux cas, la grande question porte donc sur la capacité de Nagib Mikati à naviguer en eaux troubles, et à se construire une véritable marge de manœuvre: réussira-t-il, comme Rafic Hariri dans les années 1990, à s’imposer comme un vrai leader politique sous l’ombrelle syro-saoudienne? Les Saoudiens connaissent bien le nouveau Premier ministre et ne se sont d’ailleurs pas opposés à sa nomination, à condition toutefois qu’il n’en vienne pas à faire le jeu de l’Iran. Dans ces conditions, saura-t-il se dépêtrer de la délicate question du TSL sans passer pour un traître aux yeux de sa propre communauté, mais sans non plus tomber dans la même impasse que celle dans laquelle se trouvait Hariri face au Hezbollah? C’est à un difficile jeu d’équilibrisme que Mikati va être confronté, et il n’est guère étonnant qu’il n’y ait pas eu foule de candidats à ce poste peu enviable.
Photo – Nagib Mikati, le 26 janvier 2011. REUTERS/ Mohamed Azakir –