Il est fondamental d’expliquer avec précision les dangers encourus par Israël s’il décide de frapper l’Iran. Ce serait sans aucun doute la mission la plus difficile, la plus complexe et la plus risquée des 62 ans d’histoire de l’état. Il n’y a qu’à se souvenir de la condamnation universelle d’Israël en 1981 quand il a attaqué le réacteur irakien Osirak, et de la critique plus sourde, moins manifeste, qui a suivi la destruction du réacteur nucléaire syrien en travaux en 2007, pour imaginer l’intensité de la réprobation mondiale qui accueillerait une attaque israélienne contre les infrastructures et les installations nucléaires de Téhéran? D’autant que cette attaque provoquerait probablement des pertes plus étendues que celles des deux missions précédentes. L’argument de défense d’Israël, empêcher une attaque nucléaire contre ses cités, serait rapidement balayé: « Israël est en possession d’une arsenal nucléaire appréciable qui lui donne une capacité de seconde frappe suffisante pour dissuader surement Téhéran d’attaquer le premier, » dira-t-on. Et beaucoup enfonceront le clou: pourquoi Israël n’a-t-il pas accepté les assurances répétées de l’Amérique d’une punition écrasante en cas d’attaque contre Israël si l’état juif n’agissait pas en premier ? Comment justifier alors une action militaire précipitée d’Israël ?
Ce qu’il faut absolument comprendre, c’est que pour Israël, la menace ne réside pas dans l’utilisation un jour de la bombe par l’Iran. Non, il suffit que l’Iran détienne la bombe pour faire s’évanouir la raison centrale de l’existence d’Israël. C’en serait fini du changement capital de l’existence juive apporté par 62 ans de souveraineté juive. La seule possession de l’arme nucléaire par l’Iran recréerait instantanément le statu quo antérieur à la souveraineté juive, la situation où l’avenir des Juifs dépendait fondamentalement des choix de leurs ennemis et non des leurs.
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La création de l’état d’Israël a transformé la réalité, mais aussi les représentations associées à cette réalité. Après des siècles de passivité totale, c’est dans la forme pré étatique de Palestine que les Juifs se sont finalement emparés des armes nécessaire pour se défendre. A la différence du soulèvement du ghetto de Varsovie de 1943, l’un des gestes de défi les plus désespérés de l’histoire, la combattivité nouvelle des Juifs n’était pas vouée à la défaite, le risque de mourir assumé par les Juifs n’était plus simplement symbolique. Défiant ce qui semblait être un pari ingagnable, une plèbe transformée en guerriers, disparate et peu armée, infligea des défaites à des armées nombreuses que tout le monde estimait capables de repousser facilement les Juifs jusqu’à la mer, et étendit les frontières de son état nouvellement créé. La création et la survie d’un état juif à la fin des années 40 mettait un terme à un millénaire d’abjecte vulnérabilité juive et apportait une stupéfiante conclusion à une longue et angoissante histoire dans laquelle les Juifs étaient assignés à un rôle de victimes.
Le sentiment national israélien choque beaucoup de gens qui y voient un mélange d’arrogance et de bravade. C’est la perception erronée d’une façon d’être qui découle en réalité d’un sentiment collectif de quiétude: Nous Juifs ne vivons plus, et ne mourrons plus, en fonction des caprices des autres. Ce sentiment de sécurité s’évaporerait dans la minute qui suivrait la détention par l’Iran de l’arme qu’il recherche. Même si Israël possède une capacité de seconde frappe, et même si l’on peut vraiment compter sur les Etats-Unis pour punir une attaque nucléaire contre l’état juif, la condition existentielle des Juifs sera redevenue celle qu’ils connaissaient en Europe avant d’avoir un état. Cela signifie que des Juifs pourraient mourir par dizaines de milliers parce que d’autres auraient décidé de leur destin. Aucune mesure qu’Israël prendrait en réponse à l’Iran nucléaire ne pourrait changer cette réalité fondamentale.
Le changement radical de la perception que les Juifs ont d’eux-mêmes du fait de l’existence d’Israël est peut-être plus perceptible quand on se remet en mémoire deux photos qui furent à leur époque des représentations symboliques de ce que signifiait qu’être Juif. Le première, prise dans le ghetto de Varsovie, montre un jeune enfant terrifié, les bras levés, sans aucune défense, un nazi pointant sa mitraillette dans sa direction. Cet enfant, une victime à tous égards, porte son plus bel habit mais il semble bien qu’il va mourir. Il est seul ; aucun adulte pour lui venir en aide, et même quelqu’un avait tenté quelque chose, il n’aurait rien pu faire face aux nazis armés à quelques pas de là. Etre juif c’était être une victime.
Faisons un bond en avant vers juin 1967, au moment où le photographe israélien David Rubinger saisit dans son objectif trois soldats parachutistes au Mur Occidental peu de temps après sa prise à la Jordanie au cours de la guerre des Six-jours. C’est l’image virtuellement inversée de la condition humaine dont témoigne la photographie du ghetto de Varsovie. Dans cette photo l’enfant est seul ; là, les trois hommes sont entourés par leurs camarades. L’enfant est une pure victime, les soldats israéliens sont des vainqueurs. Dans la première photo le fusil est entre les mains de nazis; il n’y a pas d’armes dans la photo de 1967 mais s’il y en avait eu elles auraient appartenu à des Juifs. L’enfant du ghetto de Varsovie va certainement mourir ; la victoire de ces soldats va donner du souffle à l’état juif, lui permettant de franchir une étape, elle va fasciner les Juifs soviétiques (qui vont presque immédiatement après demander la permission d’émigrer) et les Juifs américains (qui vont être soudain très fiers de l’état juif et qui exprimeront cette fierté plus ouvertement et plus fermement que jamais.), faisant gravir au sionisme de nouveaux sommets.
Il est intéressant d’observer que les parachutistes avaient la tête découverte et le visage tourné vers l’extérieur du Mur et non face à lui comme c’aurait été le cas s’ils faisaient une prière. Il y a bien un casque de combat, mais il a été retiré tout en étant visible. La photo de Rubinger n’est ni religieuse, ni militaire. Elle renvoie l’image du « nouveau Juif » qu’Israël a fait éclore, maitre de sa destinée et non en train d’attendre que d’autres décident de son sort.
Cette notion de Juifs maitres de leur destinée, défendant eux-mêmes leur vie, est à la racine de l’état juif. Durant huit jours, au printemps, Israël commémore le Jour de la Shoah, puis le Jour des Soldats tombés pour la patrie, puis le Jour de l’Indépendance. C’est une période de profond recueillement national, ponctuée de rituels publics qui ne sont ni religieux ni militaires. Tous les ans, le discours du chef de l’état, le président d’Israël, pour le Jour de la Shoah se résume en une seule thèse : si Israël avait existé à l’époque, cela ne serait pas arrivé.
Le soir du Jour de l’Holocauste puis une semaine plus tard, le matin et le soir du Jour des Soldats tombés pour la patrie, la nation s’immobilise au moment où une sirène retentit, les voitures s’immobilisent sur les routes nationales, leurs conducteurs se tiennent debout à l’extérieur de leurs véhicules, tandis que sur les trottoirs les gens ne bougent plus. Tout ce que l’on peut entendre, c’est la plainte déchirante des sirènes qui tombe du ciel pendant que la nation pleure ses milliers et ses milliers de fils et de filles, ses soldats qui sont morts pour défendre le pays. Venant une semaine après le Jour de la Shoah on n’a pas besoin de lancer des appels insistants pour commémorer cette journée. Mieux vaut mourir sur le champ de bataille, les armes à la main, pour défendre la patrie, qu’être conduit totalement sans défense dans les camps d’un pays étranger. Pour le meilleur et pour le pire, le meilleur parce que c’est vrai et le pire parce que la société bâtie sur cet impératif est extraordinairement complexe et stressante, comme elle l’était au point de départ de l’état juif.
De temps en temps, quand mon fils de 21 ans repart à l’armée à la pointe de l’aube, le dimanche matin, après un week-end à la maison, je plaisante avec lui quand il franchit la porte à toute sa vitesse, imitant les conversations que nous avions quand il était adolescent. Je lui demande sur un ton faussement dur : « Où crois-tu que tu vas, en ce début de journée? » Il sourit et répond: « Je vais défendre la patrie. »
Si c’est devenu une plaisanterie familiale habituelle, c’est parce que la première fois, mon fils a répondu de cette façon, sans réfléchir, sans faire de l’humour, et sans ironie. Tout laisse à penser qu’il était parvenu là où on voulait l’amener. Il allait défendre la patrie. Les milliers et les milliers de jeunes Israéliens qui servent ainsi leur pays, dont certains sont volontaires pour des fonctions effrayantes, pires que toute description, font ce qu’ils doivent faire, jour après jour, année après année, parce qu’ils s’estiment capables de défendre la patrie. Sur terre, dans les airs, et en mer, ils ont prouvé décennie après décennie, guerre après guerre, que malgré des défaillances périodiques, ils pouvaient maintenir la sécurité du pays. Ils laissent leurs foyers derrière eux, ils risquent de perdre la vie ou des membres pour garantir la sûreté de leurs parents, de leurs grands-parents, de leurs fratries, et souvent de leurs enfants.
Et tout cela, tous ces rituels nationaux et cette volonté omniprésente de servir, perdraient toute signification si les Juifs revenaient à leur statut de victimes européennes en puissance. C’est exactement ce à quoi pourrait conduire une arme nucléaire iranienne.
Ici et maintenant, mon fils et les enfants de sa génération ont pu arrêter les avions de combat soviétiques utilisés par les Egyptiens en 1973 et les tanks soviétiques utilisés par les Syriens la même année; ils ont pu agir contre les fusées Kassam tirées de Gaza sur Sdérot et la banlieue d’Ashkelon (du fait de l’augmentation de leur portée), ils ont pu intervenir dans les villes de Cisjordanie et édifier une barrière qui a mis un terme aux attentats-suicide palestiniens. Mais ces soldats ne peuvent rien faire contre des bombes nucléaires en route vers Israël. Il n’auraient pas le temps de les arrêter. Au lieu d’une dissuasion militaire contre la plus grande menace pesant sur son existence, la pérennité du peuple juif reposerait sur des démarches intellectuelles, théoriques, sur des appels à l’apaisement dans les relations internationales, sur des cycles de négociations, sur des carottes en guise d’appât, et sur l’espoir d’interventions de la « communauté internationale » pour tenir l’Iran en respect. La sécurité et l’avenir d’Israël ne seraient plus entre les mains de son peuple, de ses soldats, de ses réservistes, de sa jeunesse et de sa population d’âge mûr. Il ne serait plus possible à mon fils de défendre la patrie A la place on aurait une « capacité de seconde frappe. » Une prise de position internationale. Une menace de l’Amérique, peut-être purement verbale, serait tout ce que nous pourrions espérer.
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Oui, l’économie d’Israël poursuit son chemin de façon impressionnante, l’armée s’est reconstituée depuis la deuxième guerre du Liban, Israël continue de remporter plus que sa part de prix Nobel, et les cafés sont remplis de gens menant une vie sociale qui ressemble à celle de l’Europe. Sous ce vernis, Israël est perclus de lassitude. Sur ses campus, des membres du corps enseignant toujours plus nombreux épousent l’idée que le sionisme est un colonialisme. La tentation de la dérobade n’a jamais été aussi forte. La délégitimation internationale d’Israël hante la vie quotidienne.
Peut-être plus important encore, les parents d’aujourd’hui sont la première génération d’Israéliens qui voient partir leur enfants à la guerre sans pouvoir se consoler en se disant que c’est la dernière génération qui endurera cette épreuve. Peu d’Israéliens y croient désormais. L’hostilité palestinienne est beaucoup plus profondément enracinée que les Israéliens ne l’imaginaient. Et même si le Fatah passait éventuellement un accord avec Israël, le Hezbollah, le Hamas, et l’Iran ont indiqué clairement qu’ils n’en voudraient jamais. Ainsi le conflit persistera, et les jeunes soldats d’aujourd’hui vont sur le champ de bataille en sachant que s’ils survivent, ils y enverront aussi un jour leurs enfants.
On ne peut maintenir une adhésion à ce genre d’existence que s’il comporte un énorme avantage. Jusqu’ici, c’était le cas, et les Israéliens en sont conscients. Mais quand l’Iran aura un potentiel nucléaire reposant entre les mains d’hommes diaboliques, qui croient que l’état juif est une maladie qui les mine en leur cœur, et que le judaïsme est une doctrine fétide, en quoi la condition existentielle juive serait-elle différente de ce qu’elle était en Europe centrale au début des années 30 ?
Bien sûr, Israël revendique une culture juive florissante, le renouveau de la langue hébraïque, et une série impressionnante de succès qui n’auraient pas été possibles sans état. Mais tout cela, aussi impressionnant soit-il, demeure insuffisant. Le premier engagement du sionisme, c’est d’apporter la sécurité aux Juifs. Jusqu’ici, il y a plus ou moins réussi. Mais à la minute où l’Iran possèdera l’arme nucléaire qu’elle ambitionne depuis si longtemps, Sion ne sera plus un refuge pour les Juifs mais un piège mortel potentiel. Six millions de Juifs (un nombre cynique s’il en est) seront à nouveau dans la ligne de mire. Si cela arrive, Israël aura perdu sa raison d’être.
Sans cette raison d’être, les Israéliens ne resteront pas en Israël. Il sera trop difficile résister à l’attrait de Boston et de la Silicon Valley, où les opportunités intellectuelles et financières sont multiples, sans le poids de la guerre ni l’ombre de l’extinction. Ceux qui continuent de vivre aujourd’hui en Israël le font parce que dans une grande mesure, ils ont le sentiment d’être parties prenantes d’une transformation historique de la condition juive. Cependant, en l’absence de cette conscience, les citoyens les plus mobiles d’Israël l’abandonneront, alors qu’ils sont justement ceux dont l’état a le plus désespérément besoin.
Si Barack Obama peut arriver à assimiler en profondeur qu’il s’agit d’une question située au cœur de l’existence même d’Israël, et on peut ajouter de l’existence des Juifs comme peuple car nous ne survivrions pas à un deuxième acte génocidaire en un siècle, son administration comprendra la nature profonde du moment présent et l’appel que l’histoire formule à ce président pour qu’il fasse ce qu’il a à faire.
Daniel Gordis est vice-président du centre Shalem à Jérusalem et l’auteur de « Sauver Israël: comment le peuple juif peut gagner une guerre sans fin » (Wiley), pour lequel il a reçu le prix national du Livre juif en 2009.